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Extrait Patrimoine Normand N°77 Par Georges Bernage |
Quel était l’architecture des palais des ducs de Normandie, de 911 à 1204 ?
Cette étude va nous permettre d’entrevoir des décors étonnants bien plus que ce l’imagerie nous proposait jusqu’à maintenant.
Plongeons dans un univers coloré et surprenant.
Il reste peu de choses de l’architecture civile de Guillaume le Conquérant et de ses prédécesseurs. Les vestiges sont plus importants à partir du début du XIIe siècle, du règne de Henri Ier Beauclerc. Mais, même pour cette époque, nous n’avons devant les yeux que des pans de murs, squelettes décharnés. Imaginez le château de Versailles réduit à l’état de ruines, comment imaginer la galerie des glaces et la somptuosité du décor ? On imagine généralement Guillaume le Conquérant dans des palais de bois brut et pataugeant dans des flaques. Mais c’est là le décor d’une porcherie et non d’un palais ducal puis royal. Reportons-nous en arrière, sous le règne de Charlemagne, vers l’an 800. Il nous reste, en architecture civile, quelques rares mais beaux exemples. Tout d’abord la porterie de l’abbaye de Lorsch. Sa façade présente un appareillage polychrome que nous retrouverons plus tard sous nos ducs, comme nous le verrons plus loin. Quant au décor intérieur, il est peint et soigné. Nous savons qu’au XIIe siècle, à Cluny, de tels décors existaient dans de simples maisons urbaines, pourquoi pas, dans la période intermédiaire, en Normandie ?
![]() Ainsi, de l’an 800 aux années 1150, il existe une continuité, de décor peint, à l’intérieur des édifices d’une certaine qualité, donc en Normandie, duché réputé alors pour sa richesse. Nos aïeux appréciaient peu la pierre apparente, sauf pour les étables à cochons, les burets. Les murs étaient généralement enduits et décorés à base de pigments. Le décor peint utilisait souvent toutes les surfaces disponibles, les plafonds et les pavages, comme nous le verrons, par des témoignages archéologiques.
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Remontons maintenant les pistes pour nous permettre de retrouver ces décors étonnants. Première piste : Jacques Le Maho, archéologue réputé pour cette période qui a fouillé essentiellement en Seine-Maritime. Il y a dégagé les fondations du logis de Mirville, daté de la seconde moitié du XIe siècle. Ces fondations ont présenté une grande maison de bois de 17 mètres de long aux murs incurvés, comme la carène d’un bateau et donc à la toiture bombée, ce qui correspond parfaitement à la forme d’édifices présentés sur la Broderie de Bayeux (à tort qualifiée de “tapisserie”). Ainsi, document brodé et archéologie sont en accord quant à la structure des bâtiments, montrant un type d’architecture anglo-scandinave ; des fondations analogues ont été retrouvées en Angleterre et sont d’inspiration scandinave. Nous avons là une structure de bâtiment et pas encore un décor.
Autre piste : dans son Dictionnaire de l’Architecture, à la rubrique Maison, Eugène Viollet-le-Duc présentait un type de maison encore courant dans ce département de l’Eure jusque vers 1830 mais qui finit par disparaître vers cette époque, car considéré comme vétuste, pour être remplacé par des maisons de briques sans âme. Il en avait toutefois réalisé quelques croquis qu’il publie alors, sauvant de l’oubli ces constructions autrefois courantes et qui ont totalement disparu, témoignages d’un type de construction et surtout de décor d’origine scandinave. Nous avons là, en élévation les extrémités de faîtage d’un type qui a dû aussi orner les bâtiments comme ceux de Mirville, ce que nous confirme la Broderie de Bayeux.
Troisième piste, cette broderie, maintenant inscrite au patrimoine de l’UNESCO et qui est souvent présentée pour évoquer la vie quotidienne au XIe siècle. Effectivement, la Broderie de Bayeux a été étudiée sur (presque) toutes les coutures : histoire, construction navale, costume, outils, armement, etc. Mais, à notre connaissance, très peu sur le plan architectural. On s’est intéréssé à la représentation du Mont Saint-Michel, à la forme des toitures, mais quasiment pas à la structure et au décor des bâtiments. Leur aspect très coloré et baroque a probablement dérouté les analystes. En fait, de cette époque, il ne nous reste que des squelettes d’édifices. Nous savons que les monuments antiques étaient très colorés, de même que les édifices médiévaux, principalement du XIIe au XVe siècle. A partir de la Renaissance et surtout à l’âge classique, la monochromie s’impose dans la façade et les toitures ; notre œil n’est plus habitué à cette polychromie. De toute évidence, les hommes du XIe siècle devaient aimer la polychromie en architecture ; c’est justement ce qu’exprime, avec vigueur, la Broderie de Bayeux. Faîtages et épis de faîtage, toitures sont colorés. Les archéologues n’ont pas trouvé de tuiles vernissées avant le XIIIe siècle mais ils n’ont pas non plus retrouvé de vestiges d’autres types de couvertures pour le XIe siècle. Les formes architecturales semblent extravagantes, plus proches de “pagodes chinoises” que de l’architecture plus “carrée” des périodes suivantes. Mais l’archéologie a dégagé dans le monde scandinave, anglais et normand, des bâtiments à murs et toitures convexes de type scandinave, comme nous l’avons vu. Par ailleurs, nous possédons presqu’intactes des églises du XIIe siècle très proches de ce que montre la Broderie de Bayeux : les stavkirker norvégiennes. Ce que nous montre la Broderie de Bayeux, c’est une architecture anglo-scandinave alors acclimatée en Normandie, qu’il faut redécouvrir. Ce document exceptionnel, complété par les découvertes de l’archéologie, le croquis de Viollet-le-Duc et la comparaison avec les Stavkivker norvégiennes nous montre, pour le XIe siècle, des bâtiments de bois aux formes galbées aux faîtages très ouvragés et très colorés. Il faudrait un jour restituer un tel décor pour prendre conscience de son originalité et de son ambiance chaleureuse et baroque, aux antipodes du “buret à cochons”. Conjointement, il y a aussi une architecture de pierre héritée de la période carolingienne, du type de celle que nous retrouvons un peu plus tard, au début du XIIe siècle, avec la salle de l’Echiquier du château de Caen. Mais, là aussi, dans son état actuel, cette salle magnifique n’est qu’un “os blanchi”. Sa toiture était de toute évidence consitutée de tuiles vernissées ou de bardeaux peints et non de la triste ardoise non utilisée (ou tout au moins sous cette forme) à cette époque. Une toiture en ardoise moderne sur un tel monument est un grossier anachronisme, au pire de l’épaisse ardoise de Caumont mais pas ça. La façade était probablement peinte, comme l’étaient celles des églises.
![]() Au XIIe siècle, cet usage se prolongera avec des souches de cheminées en pierre coiffées d’un chapeau protecteur, la fumée s’échappant par des trous latéraux, vestiges de ces lanternons qu’il faut imaginer au-dessus des toitures. La fumée avait aussi l’avantage de tuer les insectes qui pouvaient se loger dans les charpentes. Nous voyons ici (a) le lanternon coiffant le palais du duc Guillaume. Il est muni de deux évents latéraux qui pourraient sembler “exotiques” mais qui correspondent bien au style des églises en bois scandinaves. Le palais de Harold (b) est muni d’un anternon semblable mais sans évents. Par contre, la toiture du palais royal de Londres est munie, sur deux scènes, de trois lanternons, démontrant sa taille par la présence de plusieurs foyers. Les trois châteaux de bois bretons présents sur la Broderie ont été étudiés pour leur architecture militaire. Nous étudierons ici, le logis de bois se trouvant au centre de celui de Dinant (c). Sa structure rappelle celle des églises en bois norvégiennes avec quatre poteaux entraux entourés de bas-côtés (voir le croquis de stucture). La toiture est bombée, ce qui assure une meilleure résistance au vent. Le faîtage décoré se termine par des palmettes. La toiture est percée de lucarnes permettant à la fumée de s’échapper. (Restitutions de Georges Bernage.)
Et le décor intérieur ? Tout d’abord le sol. Les bombardements de 1944 ont dégagé à Lisieux des pavages du XIe siècle. Il en a été retrouvé d’autres à Rouen (voir illustrations), dans un contexte religieux. Mais on sait que décor des églises et des palais utilisaient souvent les mêmes formules. Donc ici, point de terre battue mais des pavages colorés. Sur les murs étaient accrochés des toiles brodées du type de la Broderie de Bayeux mais ces murs étaient recouverts d’un décor peint. Il pouvait être à base de décor végétal comme celui qu’on retrouve sur les manuscrits du Mont-Saint-Michel mais aussi, sous forme peinte, des scènes comme celles de la Broderie de Bayeux. Les bandeaux décoratifs pouvaient être du style de ceux de cette broderie. Le mobilier pouvait aussi être somptueux. Pour les édifices religieux du Saint Empire, nous connaissons de belles couronnes de lumière qui devaient avoir leurs analogues sous nos cieux. Tentures et meubles pouvaient être très beaux, nous en avons un aperçu sur la broderie de Bayeux. Pour le XIIe siècle, nous avons déjà présenté dans Patrimoine Normand quelques beaux exemples de bâtiments, à Lillebonne ou à Rouen. Nous espérons avec ces quelques pages vous avoir entrouvert les “portes du temps”…
![]() • La Tour de Londres, édifiée à la fin du XIe siècle, à la fois donjon et palais - maquette. (Musée de Normandie.) |
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