MICHEL DE DECKER
Journal de bord
de ma Normandie bleue |
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Qui a dit que la Première Guerre mondiale ne s’est pas déroulée sur le territoire normand ? Est-ce que quelques jours après l’ouverture des hostilités, le lundi 14 septembre de 1914 au soir, précisément, un officier allemand, le capitaine Tiling, n’a pas décidé de traverser tout le nord de la France pour venir faire sauter le pont de Oissel afin de paralyser le déplacement des troupes et leur ravitaillement ? Mais aussi, quelle aventure ! Il est donc parti bille en tête avec une vingtaine d’hommes portant l’uniforme allemand, dans deux voitures et deux camionnettes chargées d’explosifs et immatriculées avec des plaques allemandes. Peur de rien ! Dans sa hâte et sa précipitation, avant d’entrer en Normandie et à la suite d’une fausse manœuvre, Tilling sera obligé d’abandonner la moitié de son effectif. Qu’à cela ne tienne, il ne baisse pas les bras. La preuve, on le voit passer à Gournay-en-Bray, le 16 septembre au matin, avant de traverser Neufmarché et de bivouaquer discrètement dans la côte des Flamants, au triage de la Fief, en lisière de la forêt de Lyons. Discrètement ? Voir, puisqu'une mamie qui passait par là, Octavie Delacour, ne manque pas d’être étonnée en entendant parler les hommes de Tiling.
- Mais ils causent comme ceux que j’ai entendu en 1870, c’est des Prussiens !, se dit Octavie. Alors, ni une ni deux, elle fonce vers la gendarmerie de Gournay et elle raconte !
- Ils nous ont envahis, ils nous ont envahis !
Évidemment, les gendarmes se précipitent immédiatement sur le terrain et se lancent dans la mitraille. Ils perdront trois de leurs hommes, les gendarmes de Gournay, au lieudit la Rouge-Mare où aujourd’hui encore se dresse une stèle, pour que l’on se souvienne de ce massacre.
Tiling et aventuriers, qui n’ont décidément peur de rien, reprennent alors leur incroyable chevauchée sur les routes de Normandie. Ils traversent Maineville à vive allure ; Étrépagny aussi, où ils sèment la panique sur le marché ; Écouis où ils ne s’arrêtent pas pour visiter la collégiale ; et puis on perd leur trace.
Jusqu’à ce qu’ils réapparaissent quelques heures plus tard. Venant de Fleury-sur-Andelle, ils semblent maintenant faire route vers Pîtres, Alizay, Pont-de-l’Arche. C’est sûr, leur folle équipée a tout l’air de les mener vers la Seine, vers le pont de la voie ferrée. Évidemment les gendarmes de Oissel sont maintenant en alarme. 21h 30, les envahisseurs sont localisés à Tourville, dans la côte des Authieux, ils font route vers Saint-Aubin-lès-Elbeuf.
- Si on n’arrive pas à atteindre le pont de Oissel, on fera sauter le tunnel de Tourville, décide Tiling.
Jeudi 17 septembre, une heure du matin, les gendarmes entrent en action. Leur embuscade est bien montée, feu ! Dans la camionnette des envahisseurs, on découvrira quelque 500 kilos d’explosifs et de nombreuses caisses de détonateurs. Quand on interrogera l’officier allemand, qu’on lui demandera :
- Combien de ponts vouliez-vous faire sauter ?
il répondra :
- Le plus POSSIBLE !
On aurait pu l’exécuter comme un espion, le capitaine Tilling, cet Indiana Jones avant l’heure, mais comme il était en uniforme, il a eu la vie sauve. Il a simplement été emprisonné et il n’a eu qu’une hâte, celle de s’évader !