Patrimoine normand

Eugène Vintras, le prophète de Tilly-sur-Seulles

Mardi 29 Janvier 2008
Eugène Vintras, le prophète de Tilly-sur-Seulles

Photo du prophète Vintras à côté de son autel. (Cliché B.M. de Caen, réf. L4970.)


Extrait Patrimoine Normand n°29.
Par Jean-Pierre Duval.

 

Le terroir de Tilly-sur-Seulles possédait-il, au XIXe siècle, une sorte d’aura de mysticisme contagieux ? On est tenté de le croire, puisque ce chef-lieu de canton du Calvados produisit deux illuminés en un demi-siècle. Ils eurent en leur temps une renommée nationale, mais ils sont bien oubliés aujourd’hui.

Ce n’est pas tout à fait le cas pour Marie Martel, la « voyante de Tilly », qui vécut à la Belle-Époque. Mais ce l’est pour son prédécesseur Vintras, le « prophète de Tilly » : il n’est cité dans aucun dictionnaire récent d’usage curant, sauf - et c’est tout dire ! - dans un « Dictionnaire de la Bêtise et Livre des Bizarres », publié en 1991. Pourtant, et quoique ses apparitions mariales n’aient jamais été reconnues par l’Église, Marie Martel se situait encore à la marge du catholicisme. Vintras, lui, entreprit carrément de créer une nouvelle religion chrétienne.

Tilly-sur-Seulles - La chapelle du Très-Saint-Rosaire, en rapport avec l’autre culte de Tilly, la voyante Marie Martel. Cette chapelle fut détruite en 1944, reconstruite en dur dans les années 1950 ; à droite : la chapelle de nos jours. (Photo Isabelle Audinet © Patrimoine Normand.)

Tilly-sur-Seulles - La chapelle du Très-Saint-Rosaire, en rapport avec l’autre culte de Tilly, la voyante Marie Martel. Cette chapelle fut détruite en 1944, reconstruite en dur dans les années 1950 ; à droite : la chapelle de nos jours. (Photo Isabelle Audinet © Patrimoine Normand.)

Mauvaises affaires

Pierre-Michel (ou Jacques, selon d’autres sources) Vintras est né à Bayeux le 7 août 1807, d’une fille-mère qui l’éleva seule jusqu’à l’âge de dix ans, et qui se plaignait déjà, dit-on, de ses « mauvaises dispositions naturelles ». Elle finit par le placer à l’hospice général des enfants trouvés de Bayeux.

Vintras devint ensuite ouvrier tailleur à Trévières, autre chef-lieu de canton rural du Calvados, entre Bayeux et Isigny. Il resta trois ans. Puis il épousa une demoiselle Vinard, blanchisseuse de son état, et se lança dans la profession de marchant ambulant. Sans grand succès, puisqu’il fit de mauvaises affaires et finit par être saisi. Selon l’habitude, on le constitua gardien des biens sous séquestre. Il les géra à sa façon : au jour de la vente aux enchères, il n’en restait plus grand-chose pour solder ses dettes, ce qui lui valut une condamnation à quinze jours de prison.

Vintras se fit alors cafetier à Bayeux, rue des Teinturiers. Une « fille à la vertu fragile » attirait la clientèle… Cela ne suffit pas, et une fois de plus, Vintras fit de mauvaises affaires. Il monta alors à Paris, dans l’espoir d’y devenir agent de police. Curieuse vocation tardive, pour un ex-taulard failli et un tantinet escroc…

À Paris, il retrouva d’ailleurs un ancien camarade de prison, qui s’était établi tailleur. Vintras lui déroba 41 francs : des « francs Germinal », une assez forte somme pour l’époque, compte tenu du niveau de vie et des revenus. Il la remit à une dame, parce qu’elle avait besoin d’un secours, selon lui, pour rembourser un prêt, selon elle.

Ses espoirs d’une carrière parisienne à la Vidocq définitivement déçus, Pierre-Michel Vintras se résigna à revenir en Normandie. Il trouva du travail à Caen, d’abord comme employé d’un marchand de vin de la rue Hamon, puis dans un hôtel.
 

Un curieux notaire

Nous sommes alors sous la Monarchie de Juillet, et un curieux personnage apparaît à Caen. Un personnage qui cons­titue très probablement l’homme-clef de l’histoire du futur « prophète de Tilly ». Maître Geoffroy, ancien notaire à Poitiers, ouvre un cabinet d’affaires dans le passage Bellivet.

Maître Geoffroy est, lui aussi, un homme qui a « eu des malheurs ». Grâce à une recommandation de la mère supérieure des Dames du Sacré-Cœur à Lyon, il a été nommé, sous le précédent règne, secrétaire du baron de Razac, sous-gouverneur de la maison des pages du dernier roi de France, Charles X. Mais la révolution parisienne de 1830 a brisé net ce début de carrière prometteur. Geoffroy se retrouve à Niort, comme archiviste de la préfecture des Deux-Sèvres.

Mais il eut alors le tort de devenir un fervent naundorffiste, c’est-à-dire un partisan convaincu de la survivance de Louis XVII, échappé de la tour-prison du Temple et réincarné dans un horloger prussien qui avait révélé son illustre filiation dans une déclaration… à Brandebourg. Sous Louis-Philippe, premier et dernier roi des Français, un militantisme de ce genre ne se pardonnait pas. Les Monarchistes légitimistes accusaient Louis-Philippe d’être un usurpateur. Et si le Dauphin a vraiment pu être délivré de sa geôle (ce qui n’est toujours pas établi aujourd’hui : il existe au moins treize hypothèses plus ou moins vraisemblables, et des milliers d’ouvrages sur ce sujet…), les prédécesseurs de Louis-Philippe, les rois Louis XVIII - qui ne se fit jamais sacrer… - et Charles X avaient été eux aussi des usurpateurs…

Pour aggraver la situation, le prétendant Naundorff fut accusé d’escroquerie : ce n’est pas la première fois. Lorsqu’il produisit, en 1824, sa fameuse « Confession de Brandebourg », où il se prétendait prince français et héritier du trône, alors qu’il ne parlait qu’allemand et était de religion protestante, ce fut pour se défendre - ou pour brouiller les pistes… - dans une affaire de fausse monnaie. L’une ou l’autre, ou les deux, lui valurent quinze coups de fouet et trois ans de prison ferme.

Or Geoffroy se trouva plus ou moins mis en cause dans cette nouvelle affaire Naundorff. Cette fois, c’en était trop : le préfet des Deux-Sèvres le démit de ses fonctions d’archiviste et le pria d’aller exercer son militantisme ailleurs. Ce fut à Caen, où le couple Geoffroy et le couple Vintras, qui logeaient dans la même maison, firent connaissance et se lièrent d’amitié.

Vintras était presque illettré, ce qui constitue d’ailleurs un motif d’étonnement devant ses performances ultérieures de prophète. Geoffroy n’eut probablement aucun mal à l’éblouir par ses connaissances du « grand monde » aristocratique. Il lui raconta entre autres qu’il avait été initié aux révélations célestes d’une vieille dame de ses amies. Ce fut sans doute là le déclic…

L’ancien notaire associa aussi Vintras à ses affaires : après l’achat d’un moulin à papier à Tilly-sur-Seulles, il l’en nomma directeur. C’était imprudent, compte tenu des capacités de gestionnaire de l’ancien tailleur, marchand ambulant, puis bistrotier. Mais peut-être Vintras avait-il oublié d’en parler à son associé…

Le résultat ne se fit guère attendre : le moulin à papier s’avéra en mauvais état et sa production insuffisante. Et Vintras se retrouva aux abois, une fois de plus.

Caen - l'église Saint-Pierre. (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand.)

Caen - l'église Saint-Pierre. (Photo Rodolphe Corbin © Patrimoine Normand.)

Un illettré qui parle latin

Etait-il déjà turlupiné par les révélations mystiques et les convictions légitimistes de Geoffroy ? Le 6 août 1839, à la veille donc de son 32e anniversaire, Vintras se désespérait parce qu’il manquait « dix-neuf sous pour faire un franc », selon un proverbe du temps, lorsqu’il reçut un secours céleste : l’archange saint Michel en personne. Ou, du moins, un mendiant qui lui laissa quelque monnaie : ce n’est pas l’habitude des mendiants, il est vrai… Il reconnut comme l’archange sous sa miséreuse défroque, et l’apparition le convainquit de sa désignation pour une mission céleste de première importance : convertir Naundorff à la loi catholique.

Saint Michel ne laissa plus de répit à Vintras. Soit au moulin de Tilly, soit en l’église Saint-Pierre de Caen, il lui apparut plusieurs fois encore, et il poussa même l’obligeance jusqu’à le présenter à la Vierge Marie, à saint Joseph, et même à Jésus-Christ en personne. Le 26 avril 1840, Vintras aperçut dans le ciel deux trônes aussi éblouissants que deux soleils. Le 15 août de la même année, en la fête de l’Assomption, l’archange surgit en l’église Saint-Pierre de Caen, dans la chapelle de la Vierge où Vintras fait ses dévotions.

Convaincu, Vintras fonde alors son « Œuvre de Miséricorde » et rend publiques les directives de ses apparitions. Et le premier phénomène de prophétie se manifeste alors. Vintras, qui est presque illettré, se montre capable de répéter mot à mot les allocutions et exhortations mystiques de ses visions célestes, y compris les citations en latin - qu’il ignore totalement, - extraites des Évangiles. Il est également capable de les rédiger d’un seul jet, sans aucune faute ni rature, mais une seule fois !

« L’Œuvre de Miséricorde » reçoit très vite de nombreuses adhésions, et souvent du « beau monde ». Selon les théologiens, la doctrine prêchée par Vintras est très vaguement et surtout très librement adaptée de celle - parfaitement orthodoxe, elle, - de Jean-Baptiste Massillon (1663-1742). Oratorien et orateur, cet évêque, qui finit par entrer à l’Académie Française en 1719, fut en son temps un prêcheur aussi écouté que Bossuet et Bourdaloue, dont il fut le successeur. Ses « spécia­lités » étaient les sermons de Carême et les oraisons funèbres, dont celle de Louis XIV. Et il prêcha au jeune Louis XV un idéal de paix et de bonté.

Église de Tilly-sur-Seulles. (Photo Isabelle Audinet © Patrimoine Normand.)

Église de Tilly-sur-Seulles. (Photo Isabelle Audinet © Patrimoine Normand.)

L’Église du Saint-Ésprit

Mais Pierre-Michel Vintras poussait sa propre théologie beaucoup plus loin. Il prêchait l’avènement de l’Église de la troisième personne divine de la Sainte Trinité : le Saint-Ésprit. Selon sa théorie, la loi mosaïque avait marqué le règne de Dieu le Père sur le monde, puis la loi chrétienne celui de son divin Fils Jésus-Christ. Donc, au tour maintenant du Saint-Ésprit dont lui, Vintras, était l’unique et authentique prophète. Au tour de l’avènement de la « Loi d’Amour » et de l’affranchissement des esprits et des corps : « les mouvements de concupiscence ne sont ni bon ni mau­vais », prêchait-il. On imagine l’effet de pareille doctrine sur les bien-pensants de toute obédience, dans ce très pudibond (au moins officiellement, et dans les classes supérieures pratiquantes) XIXe siècle. Celui de la reine Victoria et du « victorianisme » en Europe, celui de l’essor des sectes puritaines aux U.S.A., celui où le mot « pantalon » était interdit parce qu’obscène : on disait « inexprimable »…

C’était déjà beaucoup pour l’époque. Mais Vintras prêchait encore que tout homme (et femme) était lui aussi tripartite, constitué d’un corps, d’une âme et d’un esprit. Ledit esprit étant celui d’un des anges déchus en même temps que Satan, la mission sacrée de chacun était de faire en sorte qu’il soit racheté et qu’il puisse ainsi revenir au Paradis. Avec son hôte terrestre, bien sûr. Évidemment, l’Église catholique condamna sans tarder la nouvelle secte, pour héré...

 

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