Patrimoine normand

Carentan, capitale des marais

Samedi 12 Janvier 2008
Carentan, capitale des marais
Hôtel de ville de Carentan (© Rodolphe Corbin - PATRIMOINE NORMAND)

Extrait Patrimoine Normand n°12.
Par Georges Bernage.

 

Carentan devient maintenant « capitale » du parc des marais du Cotentin et du Bessin ce qui lui confère une importance nouvelle ; elle sera le centre d'un nouveau centre touristique. Cette petite ville fut bien souvent trop ignorée des voyageurs ou des amoureux de la Normandie, à tort car elle possède un patrimoine de qualité — pas toujours mis en valeur. Nous convions à découvrir ce qui en fait l'intérêt : une église exceptionnelle, une place unique en Normandie avec ses maisons à arcades, un patrimoine urbain ancien en grande partie sauvegardé.

La flèche de l’église Notre-Dame domine Carentan. Elle est visible loin aux alentours, signalant la « capitale des marais » (© Rodolphe Corbin - PATRIMOINE NORMAND).

La flèche de l’église Notre-Dame domine Carentan. Elle est visible loin aux alentours, signalant la « capitale des marais » (© Rodolphe Corbin - PATRIMOINE NORMAND).

Des Gaulois aux VIKINGS

Carentan occupe une position particulière ; c'est un point de passage important au cœur d'une région autrefois difficile. À la base de la presqu'île du Cotentin s'étendaient des marais qui constituaient un important obstacle naturel. Par ailleurs, un peu plus à l'est, il n'y avait pas de pont sur la Vire entre Saint-Lô au sud de la Baie des Veys. Au sud-est du Cotentin, l'accès dans la presqu'île se faisait par Saint-Côme-du-Mont qui aurait été une bourgade gallo-romaine importante. À l'est de la Vire se trouve Isigny. Entre les deux, une longue bande de terre domine le marais jusqu'à Saint-Hilaire-Petitville. À l'ouest de cette dernière localité, un îlot aurait vu l'établissement d'un village gaulois - Carantomagos - qui signifiait le « beau marché » ou le « marché de Carentos ». Le nom indique déjà que ce premier habitat est relativement important, il a une fonction de foire ou de marché. C'est un carrefour : vers Bayeux (Augustodurum) à l'est, par Isigny ; vers Saint-Lô (Briovera) au sud ; vers Valognes (Alauna) au nord. Entre Saint-Côme-du-Mont et Carentan, le marais est un large obstacle et le passage est précaire. Cet environnement aquatique sera une protection mais aussi rendait les conditions de vie plus difficiles. Au XVIIIe siècle, l'historien René Toustain de Billy y était tombé malade et fera une mauvaise réputation à la ville : « Cette ville est dans un fond, au milieu des marais, des prairies et des eaux : on n'y voit presque jamais le soleil qu'il ne soit dix ou onze heures de matin, à cause des effroyables brouillards que causent ces diverses eaux et marais, qui le dérobent aux yeux, et qui enveloppent Carentan presque continuellement. - C'est le meilleur canton du monde pour les anguilles : les limes, c'est-à-dire certains fossés remplis de bourde et d'eau qui divisent les prairies et ces marais, en sont tout pleins ; on y en pêche la plus grande quantité du monde. Il en est de même des canards, vannels, bécassines, courlieux et autres animaux aquatiques.

Les lieux qu'ont peut un peu sécher, ou qui sont un peu plus élevés que le reste du terrain sont excellents pour les bêtes : les chevaux et les bœufs y graissent parfaitement bien ; on y fait de très beau et bon beurre, et en grande quantité.

Les terres qui sont un peu écartées de ces larges marais sont communément bonnes, et les plus élevées produisent de bon grain, lorsqu'on veut se donner la peine des les labourer ; mais on a tant de croyance aux herbes qu'elles produisent naturellement et au beurre qu'on en retire, qu'à peine veut-on se donner la peine de les labourer.

Rien des choses nécessaires de la vie n'y manque, et si Carentan étoit situé un quart de lieue plus vers levant, c'est-à-dire hors du milieu de ces insupportables marais, je crois que ce serait une des meilleures villes de la province ; mais certainement en l'état et dans le lieu où elle est, on peut dire qu'on y languis plutôt qu'on y vit ; et, encore un fois, il faut y être né pour y subsister, particulièrement pendant neuf mois de l'année (...)

Carentan est fort petit : ses murailles, en y comprenant le château, ne renferment pas plus de trois ou quatre acres de terre. Il y a deux faubourgs, l'un au levant et l'autre au couchant : ils sont assez peuplés, aussi bien que la ville.

C'est un fameux passage pour aller du Cotentin au reste de la province et du royaume ; mais ce passage est très dangereux en hiver, à cause des eaux. Ces eaux inondent tout le chemin et les marais depuis la dernière maison du Faubourg qui est vers le nord-ouest, jusqu'au pont d'Ouve, c'est à dire trois quarts de lieue : elles ont trois ou quatre pieds de hauteur. On a élevé tout au long de ce chemin un petit mur large de deux pieds et demi, sur lequel les gens de pied peuvent marcher et mener leurs chevaux, avec de longs licols, mais c'est toujours un grand danger de tomber dans l'eau, particulièrement lorsque le vent est gros, et lorsqu'on rencontre d'autres personnes qui viennent de lieu où l'on va. »

Malgré les exagérations de ce texte nous trouvons là ce qui fait l'originalité de cette petite ville. Ce rôle de cité carrefour et marché en fera rapidement une ville forte (après 1240), il n'y en avait pas beaucoup dans la région alentour : Bayeux, Saint-Lô. Ce qui démontre son importance.

Le gros village gallo-romain sera occupé aussi par les Vikings qui se trouveront à l'aise dans ce milieu aquatique. Ils ont laissé leurs traces dans les noms de lieux ; le chemin menant au cœur du village était une Holgata (« chemin creux » en vieux scandinave) ; la rue Holgate actuelle. Un certain Blakki s'installe au nord de Carentan, en bordure du marais, sa ferme s'appela Blakkatoftir, l'actuel Blactot. Les Vikings commencèrent à endiguer le marais d'où les dicks (du scandinave ancien diki). Ce secteur est en suite rattaché au duché de Normandie en 933. Une première église, romane est construite à Carentan au XIe siècle.
 

LES ROIS Y SEJOURNERENT

Le roi Henri Ier Beauclerc y passe en 1106, pour Pâques. Le 16 août 1199, Jean Sans Terre se trouve à Carentan quand il apprend la mort de son frère, le roi Richard Cœur de Lion. Il séjourna de nouveau à Carentan les 30 et 31 janvier 1200, puis les 3 mai et 12 septembre de cette même année. En 1203, Carentan ouvre ses portes au roi de France. Saint-Louis y séjourne à son tour en 1240 et ordonne d'y faire construire « une ceinture de rempart ». Ce roi y revient en 1256, en venant de Bayeux et avant de partir pour Valognes et Cherbourg.

La région connaît alors une très longue période de paix (de 1203 à 1346), jusqu'à la Guerre de Cent Ans. Le roi d'Angleterre, Edouard III, débarque avec son armée à la Hougue (Saint-Vaast), le 1er juillet 1346 et se présente le 20 juillet devant Carentan, Froissart écrit : «... Et apriès, ils vinrent à une moult grosse ville et bien fermée, que on appelle Quarentin, et ossi, il y a moult bon chastel. Et donc y avait grand mison de saudoliers qui le gardoient. A donc descendirent li seigneur et les gens d'armes de leurs naves, et vienrent devant la ville de Quarentin, et l'assaillirent vistement et fortement. Quant li bourgois veirent chou, il eurent grant paour perdre corps et avoir si se rendirent salves leurs femmes et leurs enfants ». Mais si la population civile se rend alors au roi d'Angleterre, les soldats se retranchent dans le château « qui était très fort, fut vendu au Anglais, après deux jours de résistance par deux chevaliers, Roland de Verdun et Nicolas de Grouchey ». Ceux-ci seront ultérieurement décapités sur ordre du roi de France pour « traîtrise ».

La ville fut alors en partie brûlée. Par ailleurs, suite à la conjuration de Geoffroy d'Harcourt (voir Patrimoine Normand n°6), Guillaume Bacon, Jean de la Roche Tesson et Richard de Persy, sont arrêtés à Saint-Lô et exécutés, leurs têtes seront exposées dans cette ville et deux d'entre elles, celles de Guillaume Bacon et de Richard de Percy auraient été ensuite exposées sur une porte de Carentan, ce qui aurait soulevé la colère du roi Edouard III d'Angleterre qui aurait fait mettre Carentan au pillage, abattre les maisons des notables, démolir les fortifications et brûler le château, ne respectant que l'église. Les troupes du roi de Navarre occuperont ensuite Carentan. En 1364, Bertrand du Guesclin reprend la ville dont les remparts avaient été remis en état par les Navarrais. Il a pris la cité en faisant creuser un tunnel menant jusqu'à l'église. Mais Carentan sera repris par les Anglais et leurs Alliés Navarrais. Les anglais rendront la place en juillet 1375 suite au siège mené par Jean de Vienne. La ville changera de mains plusieurs fois encore pendant cette longue guerre, mais restera ensuite longtemps sous le contrôle anglais. Le 23 février 1419, le roi Henri V met l'entretien des murailles de Carentan à la charge des habitants. Vers 1440, commence la reconstruction de l'église Notre-Dame. Vaincus, les Anglais quitteront Carentan après le siège de septembre 1449 mené par l'armée bretonne soutenue par un contingent de Saint-Lois. La paix revient alors, elle durera plus d'un siècle, ce qui est difficile à concevoir en ce XXe siècle secoué par des guerres permanentes. Le pays se construit, l'opulence revient. L'église sera terminée au début du XVIe siècle. Carentan présente encore plusieurs maisons de cette époque. Le roi François Ier passe à Carentan au printemps de 1532 « où il est reçu avec une munificence qui surprit beaucoup la cour » ; le souvenir de ce passage a été conservé dans la chapelle axiale de l'église.

Puis éclatent les guerres de religion. En mai 1562, sous la conduite d'Henri-Robert aux Epaules, seigneur de Sainte-Marie-du-Mont qui soutient la cause réformée, les Protestants se réunissent à Carentan et lèvent une armée de 700 cavaliers et 1500 hommes à pied. Les protestants sont les ordres de Montmorency, installé à Bayeux et qui tient Carentan. La noblesse fidèle au roi suit le duc de Bouillon qui tient Caen. Le parti catholique opposé aux Protestants, sous les ordres de Matignon, tient Valognes et Cherbourg. La guerre civile règne dans la région. En mars 1563, Charles IX signe un édit de pacification ; Carentan est attribuée aux Protestants comme « place de sûreté ».

Les Protestants battissent alors un temple rue Holgate mais, après la Saint-Barthélémy, (en aout 1572), l'inquiétude grossit dans leurs rangs. En mars 1574, Montgomery s'empare de Carentan. Les Protestants de Carentan ravagent la ville et détruisent la chapelle Saint-Germain (qui se trouvait dans la rue du même nom), renforçant Carentan placée sous le commandement de Jean de Guitry, nommé gouverneur par Montgomery. Mais après avoir capturé ce dernier et repris Saint-Lô, Matignon se porte sur Carentan qui capitule le 28 juin 1574.

La place est maintenant sous le contrôle des Catholiques. En 1587, Jean III de Longaunay, seigneur de Damigny, est gouverneur de Carentan où il a sa résidence. Il est un catholique fervent et a même embrassé le parti de la Sainte Ligue. Les aux Epaules avaient été précédemment gouverneurs de Carentan, et Jean de Longaunay avait épousé la fille de Henri-Robert aux Epaules, Suzanne, peut être un signe de réconciliation. Il défend alors la ville et le pont d'Ouve. Mais, l'assassinat du duc de Guise, en 1588, relance les hostilités. Longaunay prendra le maquis pour compte de la Ligue en se retranchant au château de Neuilly-la-Forêt. D'Aigneaux et de Canchy le remplacent provisoirement à Carentan. Depuis l'abjuration d'Henry-Robert aux Epaules, le culte protestant avait été aboli à Carentan. Et son gendre, Longaunay, redevenu gouverneur et de Bellefonds s'opposent à son rétablissement. Après la mort de Jean III de Longaunay, la branche de Dampierre (près de Caumont-l’Evente) des Longaunay veillera aux destinées de la ville. Cependant, la garde du château et de la ville est retirée provisoirement par Mazarin à l'un d'eux le 10 février 1650. Le protestantisme s'éteint progressivement. Le 23 mars 1681, des Calvinistes abjurent dans l'église en présence du gouverneur Antoine de Longaunay et des autorités civiles et religieuses, et la révocation de l'Edit de Nantes survient en 1683.

La reconquête sur le culte réformé est accompagnée par l'installation des Sœurs de la congrégation de Notre-Dame dont l'immeuble est construit de 1644 à 1652. Les sœurs s'installent dans leur couvent en mars 1652. L'une des ailes sera faites en 1717, et abrite l'actuel Hôtel de Ville. Avec la Guerre de Sept Ans, déclarée en 1743, et la menace anglaise, des postes de défenses sont établis aux alentours ; les craintes d'invasion disparaissent en 1763, avec le Traité de Paris. Le 22 juin 1786, le roi Louis XVI, accompagné du duc de Coigny, passe à Carentan alors qu'il se rend à Cherbourg ; les clés de la ville lui sont remises par le gouverneur, M. d'Auxais. À cette époque, la vie intellectuelle est active dans cette ville qui ne compte pourtant que 2 000 habitants, des salons littéraires s'y sont même for...

 

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Retrouvez l'article intégral dans la version papier de PATRIMOINE NORMAND (n°12, décembre 1996).
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